Claudine Roméo
A propos de: l'Allée des Signes, In Situ Kowalski, Deux temps, trois mouvements, Dédale
Ce qui s'énumère comme sujet de certains films, ce qui est présenté comme documentaire, reportage, ou compte rendu d'un fait social, d'une oeuvre, d'un artiste, adopte généralement une allure discursive et linéaire. Dans le pire des cas, il s'agit même de traduire ou de transcrire des réalités diverses, artistique par exemple, comme si elles étaient déjà étalées, aplaties dans un discours, unidimensionnelles. Le discours sur l'art, l'architecture, l'urbanisme, quand il vient à s'illustrer d'un film, ne dépasse pas, bien souvent le stade de l'illustration, où se meurt tout le concret, tout le substantiel et le croustillant des choses.
Regardons des films de Luc et Gisèle Meichler: l'Allée des Signes, In Situ Kowalski, Deux temps, trois mouvements, Dédale, ils ont ceci de commun: ils n’ont pas véritablement de sujet, ils ne juxtaposent pas une couche de discours, à côté de réalités concernées qui étaleraient un premier discours. Les cinéastes se placent dans le tissu même des choses et pas au-dessus ni à côté. De ce point d'immersion, ils laissent venir à eux les choses, et de la manière la plus fluide. Dans les deux films à propos du sculpteur Kowalski, les cinéastes travaillent avec l'artiste, et non pas sur lui (sur son cas!), un partage de la matière poètique travaillée en commun se fait où tous sont également créateurs. Ce qui est important - et complètement Nietzschéen faut-il le dire - c'est la déhiérarchisation des éléments poétiques: Kowalski n'est pas seulement le metteur en oeuvre, il y a la matière poétique de sa voix, comme celle de Ghérasim Luca, la matière granuleuse des rochers qui roulent, la matière brillante de la flèche “axe de la terre”, ce matèriaux brillant, mat, lisse, transparent, sonore, discret, est pris dans son ensemble, et même le raisonnement statistique du cube de la population , est un terrain meuble travaillé en profondeur par les cinéastes. Aucun lieu ne reste inhabité, tout est également important. Les choses sont comme reçues et renvoyées par des capteurs. La présentation d’une piazza dans une ville nouvelle suscite la foule, laquelle est avalanche, pluie de rochers. Le travail du sculpteur, jamais présenté comme définitif est montré in situ fonctionnant dans un contexte urbain qu’il modifie d'ailleurs. Autour de chaque objet ou monument, l'air est bruissant de vie comme dans une ruche: on comprend mieux les prises de position du sculpteur, partagées par les cinéastes et les poètes qui l’entourent, et par Félix Guattari: militant pour toute autre pensée que la pensée dominante: forme de pensée poétique que j’appellerai transversale, que Deleuze appellerait mineure. Les choses s’exposent dans leur mouvement propre et les cinéastes les laissent être dans une osmose, une transparence de pensée et de matière. Ce que je noterai aussi quelque chose de saisissant: faisant un autre film sur P.K., film sur l’exposition au Centre Georges Pompidou, L. et G. Meichler font avec le sculpteur le pari de filmer, non l'exposition déjà installée, mais tout le montage. Ainsi reste le désir de montrer l'effort, l'hésitation, la discussion autour d'une maquette, le délire utopique présent dans la parole: monument à la symétrie, monument à la perspective. Et la construction du vertigineux "Cube de la population" nous parle de manière mystèrieuse et concrète, comme la démonstration du fonctionnement de la "Time Machine".
Mais regardons encore deux autres films, Allée des Signes et Dédale. Le premier est très ancien et reflète bien la période d’après Mai 68 entre de nouvelles rêveries du promeneur solitaire et un cours un peu sérieux mais poétique sur la société du spectacle. La parole prise avec la conviction des climats révolutionnaires, accompagne la caméra, qui se pose ici et là sur le paysage urbain, désignant les lieux que le situationnisme a marqués. Une épure, un extrême dépouillement, un théorème au sens pasolinien, dont le sens politique et philosophique est clair, abrupt, dans la beauté des images. A l’opposé, Dédale est très baroque, touffu, plein de raisonnements et de lieux du paysage urbain , qui s’entrecroisent, se dépassent, se tissent, avec, pour références explicites Chirico, Kafka, Escher et Terry Gillian. Ce baroque tentaculaire, correspond, conceptuellement au pli de Deleuze, dalles, terrasses, escaliers roulants, tunnels galerie, en abîme c’est le cas de le dire, plis et replis à l’infini ne laissant aucune échappatoire. C’est la même analyse que dans le premier film, analyse de la société de consommation telle que Marcuse, Pasolini et Guy Debord, mais avec une vision concrète, une esthétique, une sensualité tout à fait opposée. Critique sans haine et qui ne rejette pas son objet mais l’enveloppe d’un amour acidulé.
Claudine Roméo Professeur d’Esthétique Paris I - St Charles
* retour