A propos de NO HANS LAND
"LA METAPHORE DU DESIR"
Georges Leyenberger
"...l'artiste s'est démis de sa subjectivité: l'image que lui montre à présent son union avec le coeur même du monde est par conséquent une scène de rêve qui lui rend sensible, en même temps que le plaisir originaire à l'apparence, la contradiction de la douleur originaires." F. NIETZSCHE
à Gisèle et Luc Meichler
Etre au milieu des choses et, qui sait, du monde c'est nécessairement s'interdire l'accès et l'être au monde, au sens d'une apparence ou même d'une venue.
De la naissance à la mort, il y a des êtres qui n'occupent aucun lieu, n'appartiennent à aucun monde, espace ou temps: ils sont toujours à mille lieux de ce qui arrive ou, pour le dire avec plus de précision, à MI-LIEU, entre les choses, les lieux, les langues et les époques.
Il arrive que cette étrangeté aille si loin qu'ils ne s'appartiennent pas eux-même à défaut d'appartenir à autre chose (espace, temps, langue...). Ils sont à mille lieux d'eux-mêmes, au mi-lieu, quelque part entre eux et eux. Cela arrive.
Nous nous souvenons de noms - poètes, musiciens, peintres, cinéastes... - qui répondent ou ont répondu proprement à ce constat: "Rien ne m'arrive" (Hölderlin). Il n'est pas nécessaire de les rappeler, de nommer tous ceux qui s'écartent d'eux-mêmes, qui n'arrivent pas et à qui rien n'arrive. En aucun lieu, nulle part. Il suffit de penser légèrement à eux en pensant que... Cela arrive à Hans dans le film de Gisèle et Luc Meichler - NO HANS LAND.
Le titre du film - NO HANS LAND - doit être entendu comme une double "négation" (NO) de soi (HANS) et du monde (LAND). Mais justement, il faut ajouter qu'il n'y a jamais de simple négation de soi ou du monde, si ce n'est pour ce qui reste d'une attitude romantique. Etre entre les choses et au mi-lieu de soi sans rien atteindre ne revient pas à nier le monde ou le sujet; au contraire, c'est une affirmation, l'affirmation du devenir-monde et du devenir-sujet, et sans doute, et sans doute l'affirmation la plus risquée et la plus fatale: tout advient, devient et survient sans moi, sans mon appartenance au monde, sans mon intervention dans le monde. Si Hans intervient, c'est au sens propre du terme, il vient entre les choses et les mots qui viennent sans lui.
Par exemple: les trains se croisent au milieu d'une plaine ( il n'est pas indifférent qu'ils se croisent à la limite de la division administrative d'une province - en l'occurence l'Alsace - qui incarne une des limites du monde ); ils s'arrêtent. Hans monte dans le premier train. Le deuxième train arrive. Hans descend, plus exactement on le voit descendre du premier train qui est caché par le deuxième. On hésite pourtant, on se demande pendant un instant s'il n'est pas en train de chercher à monter dans le deuxième train, celui qui peut en cacher un autre. Le deuxième train repart. Puis le premier. Hans est là, debout, sur le quai. Il est là, a été là, sera là entre les deux trains, le départ et l'arrivée, au milieu de la plaine. Les trains arriveront et repartiront sans lui ou avec lui, qu'il arrive ou non.
Ou encore: on le voit, au début du film, assis avec son costume; il ne faudrait pas croire qu'il est arrivé ici ou là, dans son individualité propre ou son apparence costumée, c'est à dire dans son appartenance intime et subjective ou dans sa participation rituelle et communautaire; il ne faudrait pas croire davantage qu'il choisit plutôt une attitude qu'une autre, qu'il choisit l'une en niant l'autre selon la dialectique infinie du choix ou du désir. S'il est quelque part, c'est très précisément entre lui et son costume.
On pourrait multiplier les exemples incarnant le mi-lieu dans le film: les images qui s'interrompent pour empêcher toute appropriation, les langues qui se coupent les unes les autres, le ciel et la terre qui s'affrontent, les mortels et les statues qui s'interpellent, la folie et la raison qui se croisent. Hans est toujours au milieu. Il ne se reconnaît nulle part, et pourtant, il ne nie rien. Plus exactement, c'est parce qu'il ne feint pas de croire pouvoir nier quelque chose qu'il ne feint pas de croire pouvoir s'identifier ou se reconnaître dans autre chose. Il passe entre le ciel et la terre, les mortels et les dieux, ceux qui font la fête et ceux qui se manifestent encore dans les statues, il passe avec une question qu'il ne possède même pas, une question qui le traverse et le sépare de lui-même. Il passe avec sa question, envers et contre tout, il passe et sa question passe en lui.
Du coup, c'est lui qui passe dans la question: Wer bin ich, Wer bist du, Was er will... la question d'un autre Hans - Hans Arp - ( "WER IST ER? WER IST DU? ).
La question se conjugue à toutes les personnes, passe entre le je et le tu, le moi et l'autre pour plonger dans l'océan de la troisième personne ( Was er will ) et refluer, telle une eau impropre, sur le moi et son désir ( Wasser will ich nicht ).
Hans passe entre les personnes, s'infiltre entre les identités virtuelles, il erre du Ich au Er sans revenir à lui pour s'affirmer ou se nier. C'est ainsi qu'il assume l'impossibilité de la reconnaissance et, en même temps, l'impossibilité de l'oubli comme son partage ( du ciel et de la terre, de la terre et des eaux ) nous donnent à voir, à chaque fois, combien la finitude de Hans se creuse. Pourquoi ne pas supposer, dès lors, que le film révèle la finitude infranchissable ou la limitation infinie qu'il est si difficile de penser.
L'essence de Hans ( ne ) serait ( que ) cette limite; l'être ou l'esse de Hans, l'ESS'HANS si l'on peut dire, serait la limitation pure du sujet et du monde.
La pensée possède un autre mot pour désigner la limitation: le désir.
Hans passe à travers la limite infinie du désir et cette limite infinie passe en lui, le traverse. Or cette limite infinie du désir se donne à penser comme une limite qui adjoint et disjoint l'être et le non-être. Infiniment. Le désir est donc le jeu infini de l'être qu'on n'est pas et du non-être qu'on est ( c'est une définition possible de la subjectivité, celle de Hegel en l'occurence ), un jeu qui ne peut jamais être surmonté ou relevé ( contrairement à ce que la pensée a pu espérer, ici ou là, pour autant qu'elle l'ait espéré ), un jeu dans lequel le sujet ( Hans ou un autre ) ne finit pas de passer.
Le film de Gisèle et Luc Meichler est la monstration infiniment juste de ce passage, de ce transport du désir. En un mot, on peut dire que NO HANS LAND est LA METAPHORE DU DESIR au sens paradoxalement propre de l'expression ( la métaphore est un transport ).
On ne peut pas ne pas être attaché aux aspects mythologiques" et "rituels" de Hans. Y lire le propre d'une région et d'une communauté - l'Alsace- le propre d'un individu - l'alsacien - partagé par les langues et les appartenances politiques. Hans serait la métaphore de l'alsacien qui veut ou désire ce qu'il n'est pas et ne veut pas ce qu'il est ou a.
Cette lecture est juste. Mais elle n'est pas vraie dans la mesure où elle identifie le jeu infini du désir en un lieu et un temps, ou pour le dire autrement, elle confond Hans et son costume. Il faut souligner, sans aucun doute, que le costume sied à Hans et révèle le partage problématique de son désir. Mais n'oublions pas que Hans est à côté de son costume: il ne possède jamais le costume du désir et il sait que le costume n'épuise jamais le désir qu'il révèle. Le désir peut être habillé, on peut le mettre en scène en utilisant les costumes, les costumes et les rites d'une région du monde, on peut même croire que la maîtrise de la scène est possible ( ce qui n'est pas le cas de Hans ) , mais il ne faudrait pas croire que cela revienne à posséder le désir en tant que tel. Au contraire, le désir nous possèderait une dernière fois en désertant l'habit pour se placer à côté de lui.
No Hans Land nous montre aussi cette illusion: Il nous sépare d'elle en nous ouvrant le MONDE DU DESIR. Ses écarts et ses gouffres que rien ne recouvre désormais.
Il nous faudra donc briser les attaches, à notre tour, pour voir comment le film les brise en les évoquant avec une justesse infinie. Pour voir ce que le film donne à voir, au fond de la scène: la métaphore du désir et son lieu désincarné - le mi-lieu du monde *...
La richesse du film nous rappelle d'autres images qui mettent également en scène le partage du désir, des eaux et des lieux. Autrement. Par exemple: Le milieu du monde de Tanner.
C'est dire que le mi-lieu du monde n'est jamais donné. En aucun lieu.